Oeuvres utiles
J'ai rêvé cette nuit-là à quelques positions, mais surtout à un oiseau nocturne intrigant, l'engoulevent, aujourd'hui disparu de ma forêt...

PHOTO GOUVERNEMENT DU CANADA
Par Mario Courchesne [22/06/2023]
Accroupi, j'étais, dans mon jardin à semer mes toutes petites graines de carotte, une à la fois s'il vous plaît, grosse job de moine j'vous dis, concentration extrême oblige, car il faut s'adresser à chacune d'elle en leur rappelant le délicieux croquant qu'elle procurera sous la dent, la savoureuse purée réconfortante par temps froid et ce traditionnel bouilli de légumes dégusté entre amis. Salutations au passage à la défunte Carotte joyeuse, organisation qui avait pignon sur rue à Nicolet et qui faisait oeuvre utile en cuisinant des surplus alimentaires pour aider des gens dans le besoin et ainsi lutter contre la pauvreté. Revenons à mes petits plats, pour parvenir à popoter ces savoureux repas il faut accorder beaucoup d'attention, binage, sarclage et arrosage, pour faire de cette minuscule graine, même difforme, un légume digne de ce nom. Alors pendant que mon corps tremblait de toutes parts à force de les déposer au demi-centimètre près, 3/16 pour les irréductibles du système anglais, une ombre, que dis-je, des ombres passant devant le soleil se sont mises à troubler ma concentration tellement que je dus m'arrêter et projeter mon champ de vision vers le ciel ombragé. Ils étaient là au-dessus de la cime des arbres, trois, cinq, dix à tournoyer en déployant leurs grandes ailes et de temps à autre les plus intrépides effectuaient une descente à quelques mètres de mon crâne dégarni. En frissons et figé je devins tout en observant leurs prouesses aériennes qui dura j'en oublie le temps, suffisamment pour échapper mon sachet de graines tellement ce spectacle était à la fois grandiose et affolant. Ils se posèrent tout près de moi sur les branches des arbres tout en me jetant un regard inquisiteur à glacer le sang. J'ai toujours trouvé qu'avec leurs têtes de croque-morts ces sinistres urubus me font penser, mes plus sincères excuses envers la faune ailée, à cet impitoyable dictateur qu'est, ou serait selon ce que l'on en sait, le président de la Syrie Bachar al-Assad. À vous de juger. Quoi qu'il en soit est-ce moi le festin désiré de ces vautours mal-aimés ? Est-ce moi qui dégage une telle odeur de charogne qui mérite d'être éliminée de la surface terrestre ? Car à mon grand regret l'odorat a quitté mon senteux moi qui de mon grand nez aimait tant se laisser porter par l'ivresse des odeurs qui parfument nos saisons, du lilas au muguet, du dégel de la terre au sapinage hivernal, du bébé naissant au vieux corps mourant, du romarin étincelant à l'asclépiade impériale, du pain chaud sortant du four au bon vin d'un ami précieux. Toutes ces odeurs et tant d'autres se retrouvent maintenant enfumées dans mes souvenirs olfactifs. Anosmique suis devenu, ou presque, car de temps à autre, comme ça de façon impromptue, un doux parfum délicat de rosée matinale m'atteint au plus profond de mon être, tout comme son contraire quand le voisinage épand son lisier ou quand moi-même évacuant mes viscères sur le trône familial. On connait l'expression, plus ça pue, meilleure est la santé. Sortons de ces émanations septiques et revenons à mes vautours qui ne cessent de m'observer. Épuisé à les regarder le cou arqué je me décide de les provoquer en m'adressant à eux. Coudonc ! vous n'êtes quand même pas pour me dévorer vivant, ce n'est pas dans vos us et coutumes. Et dans un éclat général, ils se sont tous mis à hausser du plumage et à ricaner comme voulant dire, franchement que veux-tu que l'on fasse de ta maigre carcasse. Insulté, m'en suis allé d'un pas pressé, frustré d'avoir perdu mon sachet de graines emporté aux quatre vents. Tout cela à cause de ces foutus oiseaux de malheur.
Et comme si cela n'était pas suffisant, chemin faisant, corneilles, moqueurs chat, merles et sittelles se sont mis de la partie en piaulant d'un ton fracassant.
Le lendemain je croise Marcel, mon voisin mitoyen côté nord, qui me fait cetterévélation. As-tu vu hier le nombre d'urubus qui survolaient nos terrains ? J'te dis qu'on est loin des petits moineaux quand on les voit de si près. Ils font quasiment peur. Eh ! comment cher ami. Eh bien ! sache qu'ils ont dévoré en un rien de temps, ne laissant que la peau et les os, un jeune chevreuil qui gisait aux abords de ton jardin. Et moi qui pensais qu'ils en voulaient à ma petite personne. Il me répondit qu'ils sont des plus utiles pour nous débarrasser des corps morts et il s'est permis d'en ajouter une couche en me disant qu'à la rigueur j'aurais pu leur servir d'amuse-bec avant leur festin. À la suite à cette rencontre me sont revenues en mémoire deux pensées. Le très beau film Il pleuvait des oiseaux dans lequel on y voit pour la dernière fois à l'écran, la très élégante, l'admirable Andrée Lachapelle. Ce film est inspiré de l'excellent roman de Jocelyne Saucier dont l'œuvre puise à la source de la tragédie du grand feu de Matheson en 1916 et qui a fait plus de 200 morts dans les forêts du Nord ontarien. Et en second lieu, cet article dans la Presse qui évoquait la disparition de 600 millions d'oiseaux nicheurs en Europe suite à une vaste étude réalisée sur quarante ans d'observation. Serait-ce que nos carottes sont cuites avec toutes ces forêts noyées, ces océans enflammés et ces terres dévastées ?
Finalement, quelques jours plus tard, suis retourné au jardin semer mes carottes, mais cette fois-ci en les déposant allègrement à la bonne franquette. Je les éclaircirai plus tard lors de la croissance et en laisserai, volontairement des toutes collées, pour qu'elles puissent s'entre-lassé à l'image d'une position de Kama Sutra. J'ai rêvé cette nuit-là à quelques positions, mais surtout à un oiseau nocturne intrigant, l'engoulevent, aujourd'hui disparu de ma forêt, qui avec son cri mystérieux de bois-pourri nous charmait il y a quarante ans.
Allez ! Soyons courageux, réalisons des oeuvres, il y a tant d'utiles à créer et profitons pleinement de l'été qui devrait panser les nombreuses plaies du printemps.
Bonne Saint-Jean !