Ah l'amour !
Et tout comme moi vous savez bien qu'il n'y a pas d'âge pour être happé par l'amour.
Par Mario Courchesne [29/02/2024]
En attendant que ma douce, qui est en position bouche grande ouverte, canines, incisives, sagesse et binette en l'air, se fasse extirper avec doigté et délicatesse par son dentiste chevronné, tartre et plaque ainsi que quelques crottes alimentaires qu'elle avait sagement camouflées entre ses molaires, pareil à l'écureuil prévoyant qui cache de précieux glands pour passer au travers des temps durs de l'hiver. Telle est ma douce, rongeuse de nature.
Alors, avant qu'elle ressorte de la clinique dentaire je profitai de cette belle matinée ensoleillée de février pour effectuer une petite tournée du quadrilatère de Pierreville, le cœur du village, qui a marqué tant de générations depuis sa fondation. Ma virée fut de courte durée puisque je m'arrêtai aux abords de la cour d'école et m'y attardai pour observer le bonheur des enfants jouant en cette journée de congé. J'y remarquai deux bouts d'choux, ti-gars, tite-fille, je ne saurais dire. Ils se balançaient doucement au gré du vent inexistant, se tenant par la main tout en se regardant yeux dans les yeux, ne disant mot. Des plus charmants. Comme si Roméo et Juliette reprenaient vie devant moi. Bouleversé et ému je fus par cette renaissance inattendue. Et là, tout d'un coup, d'un élan fulgurant ils se sont projetés et envolés vers le firmament, tellement que je les ai perdus de vue et bang ! à mes pieds sont retombés. Les petits snoros, ils m'avaient repéré. Estomaqué et tout excité par leur prouesse, je leur demande candidement, mais comment avez-vous fait pour réussir une telle pirouette ? Grâce à toi monsieur curieux. À moi, mais comment est-ce possible ? Grâce à ta volonté. Même si tu n'y'as pas pensé. Nous sommes une sorte de représentation de toi-même. Confus et perplexe je devins. Allez ! viens, tu verras et tu comprendras. Leurs petites menottes ont attrapé les deux miennes et m'ont entrainé vers le sentier des amours passionnées. Sitôt arrivés en lieu et place, mes deux petits amis ont disparu comme par enchantement. Et là, comme au cinéma, le parcours amoureux de mon enfance s'est projeté devant moi. D'emblée, j'y ai retrouvé la chaleur corporelle de ma mère en train de m'allaiter tout en me chantant une douce berceuse pour me faire rêver, en passant par mes premiers attouchements avec l'âme soeur. Sur cet aspect, j'étais choyé. Quand c'était l'heure de jouer au docteur, j'avais comme amies et voisines trois malades qui attendaient impatiemment leur tour à l'urgence pour se faire soigner le même bobo au bas du corps. Péché véniel qui faisait grand plaisir à M. le curé Foucault quand j'allais au confessionnal le lui raconter dans les moindres détails pour me faire pardonner. Comme pénitence mon bon petit garçon, trois Ave Maria suffiront.
J'ai mis le film sur pause. M'est venue à l'esprit une curieuse réflexion, sûrement attribuable au décès récent d'Albert, un bon ami qui était homosexuel. Si mon orientation sexuelle s'était portée envers les garçons, comment aurais-je vécu, fin des années cinquante, mes pulsions intérieures, en tant que ti-cul vivant dans un rang de campagne reculée par le tonnerre ? Les aurais-je refoulées au fin fond de mon âme jusqu'à vouloir les étouffer à tout jamais ? Et peut-être enfin les libérer comme plusieurs à l'âge adulte alors que la société devenait plus permissive ? Et vous, qu'auriez-vous fait ? Plutôt triste de penser à tous ceux et celles dont l'enfance n'a pu vivre librement le désir de l'autre.
Tiens, v'là mes deux tourtereaux qui réapparaissent. De véritables Inséparables. Puis-je vous poser une autre question ? Bien sûr que oui. Je vous regarde et je n'arrive pas à déceler la nature de votre sexe. Pouvez-vous m'en parler ? Toute une question ça monsieur curieux. Ouvre grands tes oreilles et ce qu'il y a entre les deux. Moi, je suis en apparence une fille, mais dans mon cœur et dans ma tête je suis un garçon que je deviendrai prochainement grâce à la prise d'hormones et à diverses opérations. Tandis que moi, c'est le contraire. Je deviendrai la fille qui aimera le garçon qu'il sera. Et quand nous serons d'âge pour procréer, nous aurons de nombreux enfants et nous formerons une belle grande famille issue de personnes transgenres, trans pour les intimes. Et mes deux moineaux sont repartis sautillant de joie d'avoir cette liberté de choix d'être et de devenir ce qu'ils sont vraiment.
En les voyant ainsi, heureux, franchissant l'horizon lumineux de leurs destinées j'me suis dit, y s'en passes t'y des affaires quand même en l'espace d'une vie. Incroyable quand on y pense. De ma génération de baby-boomers à l'actuel Alpha, l'évolution de nos mentalités dans notre société, même ici dans notre petit patelin, en lien avec nos bonnes moeurs est phénoménale. On est passé d'une grande noirceur à un éclat de lumière. Vous me direz, et vous avez bien raison, que ces deux états peuvent nous aveugler et nous faire perdre de vue que nous serons toujours aux prises avec cet éternel duel, en tentant de nous maintenir en équilibre, entre le bien et le mal, la folie et le génie, la destruction et la création, la haine et l'amour.
Quand ma douce a ouvert la portière de notre vieille vanne qui grince comme la voix d'un ado en train de muer, j'ai sursauté et crié au loup. Pour me réveiller, elle m'a brassé la cage en me disant, ne hurle pas de la sorte, innocent ! Tu vas faire peur au monde. Après avoir retrouvé quelque peu mes esprits, je lui dis que je m'occuperais de préparer le souper ce soir à condition que le dentiste ait trouvé suffisamment de nourriture entre ses dents pour que je puisse en faire un succulent mijoté. Une bonne bine sur la cuisse j'ai reçu. Comme pénitence, elle devra au lit cette nuit caresser tout doucement ma poque bleuâtre, mais pas trop longtemps, car vous savez à nos âges il ne faut pas trop abuser de la chair endolorie. Ah l'amour ! Aïe, ouille, ayoye !
Et tout comme moi vous savez bien qu'il n'y a pas d'âge pour être happé par l'amour. Quand ce sentiment amoureux frappe à notre porte, que l'on soit grand ou petit, de la couche de l'enfance à celle du CHSLD, il est primordial, viscéral, voir ce qu'il y a de plus animal de lui ouvrir coeur et âme, car sans lui, le sang qui nous anime s'assèche rapidement et la vie n'a plus fatalement sa raison d'être.